2.8.08

La pensée en France sous haute surveillance

Et la police ce sont les nouveaux philosophes. Ironique, non ?

Point de vue
Nous avons besoin des outrances de Siné, par Jean-Marie Laclavetine

LE MONDE | 31.07.08 | 14h00 • Mis à jour le 31.07.08 | 14h00


Bernard-Henri Lévy a raison : ce qui compte, ce sont les mots. La moindre des choses, quand on se livre à un réquisitoire aussi violent que le sien, serait donc de citer les phrases de Siné, afin de montrer l'évidence "odieuse, inexcusable, mortelle" de son fanatisme antisémite. Il s'en garde bien, et pour cause. S'il citait les phrases, le lecteur pourrait se rendre compte d'une autre évidence, pointée avec colère par Gisèle Halimi : dans un procès en justice, il n'y aurait strictement aucune chance pour que Siné, sur la base de ces lignes, soit condamné pour antisémitisme. La philosophie médiatique n'en est pas à une simplification ou un amalgame près pour frapper l'opinion. Inutile de discuter : on sait "ce que pensent les amis de Siné", ces "âmes glauques qui tripatouillent dans les histoires de sang, d'ADN, de génie des peuples, de race". De telles phrases n'appellent pas de réponse. Mais quelques commentaires, tout de même.


Il était prévisible que cette affaire suscite les récurrents effets de manche et sonneries de tocsin. Il n'y a là qu'un symptôme supplémentaire d'un triste état de fait : on ne respire plus, dans ce pays. La France pète de trouille, et ça ne sent pas bon. La poltronnerie de la plupart favorise l'autoritarisme de quelques-uns. Toute pensée, toute parole libres sont immédiatement soumises à un feu roulant d'intimidations, de condamnations ronflantes et sans appel. Comme le dit un proverbe japonais : "Le clou qui dépasse appelle le marteau." Malheur à celui qui critique les replis communautaristes, l'invasion massive du religieux dans l'espace public, la défaite annoncée de la laïcité dont le discours de Latran était un avant-goût, les clés des banlieues remises aux barbus par une république capitularde, l'arrogance grandissante des imams et des rabbins, la montée des intégrismes sous couvert de quête légitime d'identité, la politique israélienne ou palestinienne. Antisémite ! Islamophobe !

La rhétorique victimaire, chère à nos dirigeants, est omniprésente. Philippe Val n'est plus un patron de journal qui a licencié arbitrairement un collaborateur : il devient la victime d'une horde déchaînée dont l'oeil perçant du philosophe a saisi les motivations racistes. Ainsi Jean Sarkozy, bien fils de son père en matière d'arrogance, d'opportunisme et de grossièreté, est transformé en victime d'attaques honteuses dignes du Pilori (un journal antisémite sous l'Occupation) ou de la Milice.

Pourquoi le texte de soutien à Siné a-t-il recueilli plus de 2 000 signatures ? Bernard-Henri Lévy feint d'y voir un signe supplémentaire de la montée de l'antisémitisme en France. Les signataires se sentiront légitimement insultés par une telle accusation, qui n'est pas seulement injuste mais aveugle. Il semble que nos penseurs n'aient pas pris la mesure du sentiment d'asphyxie qui gagne de nombreux concitoyens, dans une société de surveillance mutuelle et de soumission générale. A l'heure où les humoristes graveleux et serviles imposent partout leur présence - et jusque dans l'entourage présidentiel -, nous avons besoin, un besoin vital, des outrances et des gueulantes d'un Siné. Souvenez-vous des couvertures qu'osaient publier il y a vingt ans Charlie Hebdo ou Hara-Kiri, et comparez avec ce qui se publie aujourd'hui : le chemin parcouru est atterrant.


OÙ EST L'OPPOSITION ?


Comme le monde est devenu simple ! La vérité nous est assenée jour après jour par une armée de journalistes conformes et de penseurs autorisés, qui nous débitent à toute heure leurs discours identiques. Où est la presse libre ? Où est l'opposition ? Le seul quotidien estampillé de gauche consacre cinq pages à Carla Sarkozy pour la sortie de son disque, dont les chaînes publiques assurent la promotion. La presse satirique a trempé son esprit d'insolence dans les bénitiers communautaires. Pas un organe de presse, pas une chaîne de télévision qui soit désormais en état de faire entendre une voix discordante. Le Parti communiste a disparu entre deux lames du parquet, l'extrême gauche tapine chez Drucker, le Parti socialiste mijote au tout petit feu des ambitions triviales, les syndicats se laissent tondre la laine sur le dos.

Dans une Europe barricadée, la maison France a fermé portes et fenêtres. La police du langage surveille chacune de nos phrases. Nous vivons dans l'obscurité des vérités communes, des hypocrisies admises, des bienséances cathodiques, des peurs silencieuses, des grandiloquences convenables. Comme il est doux de pleurer ensemble à la libération d'Ingrid Betancourt, tandis qu'on laisse crever en silence Marina Petrella dans sa cellule en attendant de refiler son presque-cadavre à notre ami Berlusconi... Ouvrez ! On étouffe, ici !


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Jean-Marie Laclavetine est écrivain.



Article paru dans l'édition du 01.08.08

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